Les chiennes sont douces
Exposition de Margaux Moëllic
Du 26 avril 2025 au 31 mai 2025
16 Allée du Commandant Charcot
44000 Nantes
Du mercredi au samedi
De 14h à 19h et sur rendez-vous
Exposition de Margaux Moëllic
Du 26 avril 2025 au 31 mai 2025
Du 26 avril au 31 mai 2025, RDV présente Les chiennes sont douces, une exposition de l’artiste Margaux Moëllic.
Il a fallu longtemps réclamer la possibilité d’une chambre à soi, mais encore fallait-il enfin se sortir de la chambre en soi, la chambre dans laquelle nous sommes d’autant plus captif.ve.s qu’elle est la structure même de l’intimité miroitée. Car il y a bien au moins deux séries de chambres qui, quoiqu’elles plongent les unes dans les autres, n’en demeurent pas moins distinctes dans le sens qu’elles suggèrent autour de la notion d’intériorité. Chambres refuges, chambres cellules, chambres infinies, chambres seuils, il y a aussi des chambres qui peuvent passer à de purs dehors.
Si la chambre de Proust fonctionne comme l’indispensable vestibule du grand dehors dont l’immensité, l’intensité ne grondent que selon un degré trop élevé de réalité, c’est que le dispositif de captation qui se branche à l’imagination de l’écrivain filtre d’une façon analogue à la lanterne magique qui décompose la lumière pour projeter sur les murs les narrations du réel délité. Proust s’en sort mieux que le narrateur qui, lui, emprisonnera Albertine dans sa chambre pour restreindre les spéculations jalouses, les signes harassants tous azimuts. Et on peut penser très vite à la chambre de Gregor Samsa chez Kafka, enclave à l’étrangeté soudain révélée, protection verrouillée du dehors justement, où, puisque la métamorphose devient flagrante, il faut la calfeutrer et laisser pourrir ce qui y éclot plutôt que de mourir d’embarras soi-même. Quand la famille tient à ce que la porte de la chambre reste fermée, elle se constitue comme l’enfer des autres, un enfer qui brise les différences et prospère sur une reproduction du même. Le symptôme qui fait rage alors est dissociatif : le Huis clos de Sartre met en scène ce genre de dissociation, car pourquoi insister pour distinguer les personnages qui se poussent au bout de tout pour faire exploser l’exiguïté, alors que c’est le théâtre d’un conflit réflectif, le mobile introspectif moral qui s’actionne quand l’autre manque. Car si l’enfer c’est les autres, le salut se trouve pourtant dans le visage infini de l’Autre. Il s’agit bien de s’en sortir par la diagonale d’une chambre biaise qui aurait les proportions de l’extériorité. Tout dehors est une agression dès l’instant où l’intime est sacralisé, quand ses attributs sont la variation crescendo d’une pudeur suffocante. Et puisqu’il faut tout purifier et survivre au pire, les traumas dégénèrent en péché originel.
Voilà bien l’enjeu d’une mise en crise de cet espace intérieur où l’introspection ratifie l’auto-jugement, la mauvaise conscience incorporée. Il y a d’abord eu nos désirs, faits des antiparticules de nos manques ; puis vint notre arrachement à l’autre dans la fiction qu’est l’intime : cette chambre ne manque d’aucune clef, n’ayant aucune porte. Il manque simplement le visage infini de l’autre, cette responsabilité retrouvée dont parle Lévinas et qui seule impulse un enrayement des soliloques auto-centrés, des hurlements qu’on s’inflige dans le silence de nos reflets. Et dans le dos des autres, on demeure. Il faut retrouver la visagéité comme surface et révoquer la chambre en doute, la décomposer en objets partiels dont les trajectoires fusent loin des origines de nos traumas. Assez loin pour les lire – la vue prend de l’âge et la phrase s’éclaircit. Nous sommes passé.e.s de l’assignation de l’homoncule introspectif à l’art de la fugue.
Qu’est-ce à dire, simplement ? Qu’est-ce qu’on nous concocte dans la chambre ? Qu’est-ce qu’on y négocie ? Il y a un double bind à dénoncer et un paradoxe à tenir. A vouloir nous préserver, qui protège-t-on in fine ? L’intime est l’autre nom des silences complices. Se faire alors un corps qui soit un seuil que personne ne peut pourtant fouler. Car si les cloisons tiennent en fonction de ce qu’elles séparent (intérieur-extérieur), un seuil infini s’étend à la faveur de la rencontre, du mouvement de l’être. Si nous sommes astreint.e.s à l’intime, alors aucun bruit de la ville ne viendra jamais crever le silence qui gît en chacun.e de nous, impunément. Si une chambre à soi nous est accordée, c’est bien qu’aucun cri ne pourra y être poussé qui ne soit strident seulement pour nous-mêmes. Les miroirs comme tombeaux, les plafonds comme prophètes. Et l’homoncule comme idée de l’organisme rivée à notre conscience, organe-atome, épicentre de la culpabilité, c’est ce de quoi nous héritons depuis deux millénaires : nous faire croire que la libération se fait dans l’intime, dans le for intérieur, et nous sommes ainsi enfermé.e.s dans cette geôle qui n’a jamais eu aucun mur, dans cette pénombre propice pour l’aigle noir. Le scandale entoure My Bed de Tracey Emin, parce que précisément il n’y a plus aucun mur.
Faisons-nous des chambres qui ne soient pas des cellules, mais des seuils, au besoin des recoins dans nos trajectoires subjectives, mais qui soient seuils d’un extérieur l’autre. Faisons-nous des corps overlaps, des corps-rencontres, et enfin retrouvons le visage de l’Autre par-delà les miroirs, prions-le de se retourner pour que se retourne sur soi-même, comme une révolution, cette cavité où trop longtemps ont macéré nos remords et nos colères. Retrouver la responsabilité qui a la vulnérabilité comme revers et sortons-nous ces chambres qu’on nous a foutues dans la tronche.
Aucune intériorité ne demeure, le plus profond, dit Deleuze, c’est la peau.
Une chambre en soi, Mathilda S. Gustau, 2025